Rome, Gênes et Turin, Naples et Palerme ; Madrid, Salamanque, Séville ; Lisbonne, Porto et Braga ; Dresde, Munich, Bayreuth ; Vienne, Salzbourg, Prague et Saint-Pétersbourg… de l’orée du xviie siècle jusqu’au milieu du suivant, l’Europe entière se couvre de monuments baroques qui modèlent aujourd’hui encore la physionomie de ses plus belles villes. L’Europe entière ? Non, nous disait jadis le « Lagarde et Michard », un royaume résiste : la France...
Qu’est-ce que le baroque ?
Mais d’abord, qu’est-ce donc que le Baroque ? Un art d’invention formelle débridée, rappelle Yves Bottineau dans son volumineux L’art baroque, un art dynamique, y compris en ses architectures, un art des contrastes lumineux, prodigue dans le décor et l’ornement, les perspectives vertigineuses et le trompe-l’œil, alliant le réalisme aux effets scéniques avec force nuages, conques marines et angelots joufflus, mais aussi un art solennel et majestueux propre à exalter la foi catholique et le pouvoir royal. L’auteur débute par une mise au point sémantique qui taille en pièces quelques idées trop simples pour être honnêtes : « le baroque, nuance du bizarre » disait-on d’un ton moqueur dès la fin du xviiie siècle, opposé à la mesure, à la rationalité et au bon goût français, diront d’autres… Le Baroque est d’abord l’incarnation esthétique de la Contre-Réforme catholique post-tridentine et Rome, tout naturellement, son premier et principal foyer. Il est l’expression de la grandeur pontificale retrouvée, d’un catholicisme rasséréné qui part à la reconquête spirituelle des terres perdues. Face au luthéranisme, en Souabe, Franconie, Suisse alémanique, les églises de pèlerinages et les monastères se multiplient, dont le programme architectural et décoratif est une proclamation de catholicité autant qu’un instrument de la prédication. Catholique et romain d’abord, l’art baroque se révèle par la suite parfaitement compatible avec la Russie des tsars et s’adapte aux églises orthodoxes dont les architectes, au demeurant, seront souvent Italiens. Les seules contrées à rester vraiment hors de cette esthétique sont celles du protestantisme puritain : l’Angleterre, passé le règne de Charles Ier, et les Provinces-Unies (Pays-Bas) essentiellement ; les principautés luthériennes d’Allemagne s’y montrant quant à elles beaucoup plus perméables.
Qu’en est-il alors de la France et de son « classicisme » ? Le royaume du Très Chrétien fait-il vraiment exception dans le concert baroque ? Le cas de la France de Louis XIV reste en effet particulier : le baroque, quand baroque il y a, y est généralement atténué si on le compare à ses versions romaines ou germaniques. Pourtant, à y regarder de plus près, comme l’auteur y invite, la France aussi fut baroque à sa manière, qui chez nous s’appelle plutôt… classicisme. Le char du soleil surgissant du bassin d’Apollon à Versailles est, malgré qu’on en ait, d’un effet pleinement baroque, et dans les jardins la statue de L’hiver de Girardon, dont Bottineau lui-même veut pourtant faire une illustration de l’esprit classique…, ne l’est guère moins ! Les contraires étrangement se confondent. Il est bien difficile de « déduire des catégories d’une réalité mouvante qui se joue d’elles… » reconnaît l’auteur. C’est sans doute que le baroque subit ici la concurrence d’autres courants, souvent soutenus par les membres de l’Académie nouvellement fondée : le classicisme bien sûr, mais aussi un qu’il ne cite pas et qui pourtant prendra le pas sur les autres dès le début du xviiie siècle, à savoir l’esthétique des Précieuses et de leurs salons qui, à bien des égards, préfigure déjà le « rocaille ». L’antinomie habituelle paraît de plus quelque peu forcée. En peinture, par exemple, il serait plus juste de relever les influences croisées de l’italianisme de Simon Vouet et de l’atticisme de Poussin qui ne sont pas complètement superposables au baroque et au classicisme. Et il ne faut pas oublier que le Poussin, modèle absolu des tenants du classicisme à la française, ne se trouva bien qu’à Rome où il vécut l’essentiel de sa vie… Toujours est-il qu’au terme d’une longue querelle de théoriciens les Rubénistes, et avec eux une certaine liberté baroque, allaient l’emporter sur les Poussinistes.
La revanche des Précieuses
Dans la perspective qui est la sienne, Bottineau ne néglige pas non plus l’Angleterre et les Provinces-Unies protestantes, l’une largement gagnée au palladianisme inspiré des villas de Palladio en Vénétie et qu’on peut dire déjà néo-classique, les autres fidèles à la tradition réaliste. Le brevet de « classicisme » accordé par l’auteur à des artistes tels que Rembrandt ou Vermeer semble toutefois abusif voire déplacé. Le cadre conceptuel vole ici aussi en éclats, et il faudrait au moins ajouter aux tendances précitées celle du « réalisme » d’ascendance flamande, un réalisme spiritualisé ou poétisé… mais le concept ne peut guère subsumer le génie. L’ouvrage embrasse en tous cas un panorama plus large encore que ne le laisserait supposer le titre : c’est tout l’art européen de deux siècles, architecture, sculpture, peinture et arts décoratifs, qui défile sous nos yeux, jusqu’en ses extensions d’Amérique hispanique et lusitane. Pour ne citer que les architectes, on croise le Bernin et Borromini, Rastrelli, les frères Asam, Mansart, Le Vau et même Inigo Jones, et les religieux savants et artistes que furent le père Pozzo, Guarino Guarini ou Filippo Juvarra. Il est également question du rococo ou style rocaille diffusé à partir des années 1720 et dont l’auteur fait une étape de l’évolution du baroque. Par certains aspects cependant le xviiie siècle prend le contre-pied de celui-ci : au Grand Genre on préfère désormais la scène de genre, familière et sans prétention ; au grandiose, à l’impétuosité et aux rouges de Rubens succèdent la joliesse, le menu, l’intimisme, le pittoresque et les tons pastels, et c’est ici que l’on pourrait parler de la revanche des Précieuses ; de l’emblématique Louis XIV en pied en ses habits de sacre par Rigaud on passe au portrait en pastel de Marie Leczinska à mi-corps un fichu sur la tête par Quentin de la Tour. Bottineau voit dans l’inflexion rocaille l’expression de la paix relative et de la prospérité économique du xviiie siècle qui amènent une détente après le marasme et les guerres qui avaient marqué le siècle précédent. L’alacrité insouciante des tableaux d’un Boucher ou d’un Chardin ne sont pas pour le démentir. Après les accents de gravité du temps de Bossuet, les polissonneries des Lumières… Mais le rococo lui-aussi ne manque pas de chef-d’œuvres telle l’église des quatorze intercesseurs (Vierzehnheiligen sur le Main) et fait montre d’une inventivité et d’une virtuosité inégalées dans les arts décoratifs (marqueterie, bronzes d’ornement, carrosses, argenterie de table, porcelaine…). En termes d’ornement le partage entre baroque et rococo reste d’ailleurs difficile à établir, le second n’étant parfois qu’une version plus enchevêtrée du premier. La véritable coupure n’est pas avec le rocaille mais bien avec le néo-classicisme dont les partisans répudieront violemment la liberté du baroque au nom d’une pureté formelle qu’ils pensaient ne pouvoir trouver que dans un retour à l’Antique. Le choix d’une chronologie large permet en tous cas à l’auteur d’inclure dans son champ d’analyse les réalisations du baroque tardif qui, en Amérique latine notamment, fleurit jusqu’au début du xixe siècle. Sur fond de palmiers et d’azur parfait, les églises du Brésil aux murs blancs de chaux découpent leurs lignes échancrées en un baroque tropical qui n’est pas le moins séduisant.
+ Yves Bottineau, L’art baroque, Citadelles
& Mazenod, 1986, rééd. 2005, 620 p., 1 100 ill., 199 n.